PIPTO

L'avènement de Claude

06.03.2017 / 21:27

Mon parquet fait une bosse à un endroit. Ça fait longtemps que je l’ai remarqué, mais ce n’est que ces derniers mois que j’ai réellement pris conscience de l’importance que cette simple bosse a pris dans mon appartement et dans ma vie. En fait on peut même dire que la bosse fait désormais partie de mon quotidien. Dans la mesure où je marche dessus presque à chaque fois que je rentre ou sort de chez moi, je ne peux plus vraiment ignorer son existence. Il me semble d’ailleurs que cette bosse a pas mal grossi depuis que j’ai emménagé il y a un an. Sa taille est assez conséquente maintenant. Je ne peux pas faire autrement que de marcher dessus à chaque fois que je traverse l’entrée. Au fil du temps j’ai même fini par développer des réflexes relatifs à son existence. Maintenant, à chaque fois que je marche dessus, en sortant ou en rentrant chez moi, je lui demande pardon. Je sais que ça peut paraitre un peu étonnant de s’excuser auprès d’une bosse dans le parquet (le truc dont l’utilité première est de se faire piétiner par des humains, faut quand même le dire), mais bon, c’est devenu un réflexe pour une raison que je ne m’explique pas.
Après je dis que c’est étonnant mais en réalité ce n’est même pas si étonnant que ça. D’une certaine façon ça correspond bien à ma nature de victime. C’est simple, il faut toujours que je m’excuse ; et ça, même dans les situations où ça n’a pas de sens de s’excuser (genre quand tu marches sur un bosse dans le parquet). Je ne sais pas pourquoi j’en arrive automatiquement à ce genre de réaction. Mais ça a toujours été comme ça. Quelqu’un m’écrase le pied avec sa valise ou me pousse sous les roues d’un tram, c’est moi qui vais me plier en deux pour demander pardon. Le pire c’est que ce n’est même pas réfléchi. C’est un pur réflexe qui se déclenche dès que je me trouve dans une situation potentiellement conflictuelle. Surtout ne pas faire de vagues, éviter le conflit à tout prix. Baisser les yeux. S’excuser. Faire comme si ça n’était jamais arrivé. C’est fou comme parfois j’ai l’impression que mon être tout entier ne demande qu’à se faire victimiser. C’en est arrivé à un point où je pense que si quelqu’un tuait mes parents devant mes yeux j’irais probablement porter sa veste tâchée de sang chez le teinturier en guise d’excuse. Imaginez une seconde si Bruce Wayne avait eu ce genre de réaction après le meurtre de ses parents, le genre de Batman qu’on aurait eu derrière… Bref c’est pas un cadeau. Après je sais que je ne suis pas la seule dans ce cas. On est nombreux en France à souffrir de ce syndrome de la faute auto-attribuée ; le SFAA, comme j’ai l’habitude de l’appeler. Mais enfin je m’égare. Pour en revenir à la bosse du parquet, j’ai décidé de la baptiser Claude. Oui, parce qu’après m’être questionnée sur l’origine de cette bosse, j’en suis arrivée à la conclusion logique qu’un cadavre devait sûrement être enterré sous le parquet de mon appart. Et, je trouve que Claude c’est un bon nom pour un cadavre. Donc voilà, j’ai désormais un colocataire imaginaire et décédé qui a établi son squat sous mon parquet. Ça promet des discussions passionnantes à l’avenir. N’empêche c’est dans ces moments que je me rends compte à quel point ma vie est chiante quand même. Quand tu en arrives à baptiser une bosse sur ton parquet juste pour pouvoir lui faire la conversation, c’est quand même un peu pathétique. Bref, conclusion de tout ça : ma vie sociale a disparu quelque part dans les tréfonds des abysses et a été remplacée par Claude, le cadavre du parquet. J’ai comme qui dirait l’impression que ce troc ne s’est pas conclu tout à fait en ma faveur, mais bon. L’avenir me donnera raison ou tort, j’imagine.

Bon, il est 22h06 et je suis fatiguée ; fin de transmission.